Carmel Walsh a 26 ans. Originaire de Kilkenny, elle quittera l'Irlande dans un peu plus de deux semaines. Après un master obtenu à l'université de Maynooth (proche de Dublin) elle travaille 3 ans à mi-temps. Elle s'estime chanceuse “en comparaison à beaucoup d'autres jeunes diplômés en même temps que moi, je m'en sors très bien. J'ai un super job, je gagne assez avec mon temps partiel, je ne me plains pas.

Pourtant il y a un an, elle décide de quitter son pays pour le Canada avec une amie. “Je quitte mes amis et toute ma famille, ce n'est pas facile, mais il fallait que cela soit fait”. Pourquoi partir? “Mon travail est génial mais je travaille dans le community sector ce qui signifie qu'on est très touché par la crise. On a de moins de moins de subventions de la part de l'Etat et comme je suis la dernière à être arrivée je serais la première à partir lorsque l'argent manquera. Je préfère anticiper.”

Ce n'est d'ailleurs pas seulement pour une question de court terme que Carmel quittera l'Irlande mais aussi et surtout pour sa carrière professionnelle. “Ici, je peux bien vivre avec mon travail, gagner ma vie, mais je n'économise rien, je vis un peu au jour le jour. Et il y a peu de chance que cela change, je n'ai pas d'expérience et ce sera très dur de trouver un vrai boulot. Je connais des gens qui sont à la recherche d'un emploi et qui ont quinze d'expérience, ils n'arrivent même pas à décrocher un simple entretien d'embauche. Avec ma maigre expérience, il n'y a presque aucune chance que je trouve un boulot avec de vraies perspectives d'avenir. J'adore Dublin et j'y resterai bien mais les loyers sont tellement chers ici. Je pourrais rester ici et travailler mais cela signifierait que je ne pourrais pas économiser et au final je n'aurais pas le même niveau de vie que quelqu'un qui émigre. L'amie avec qui je pars au Canada a un double master et tout ce qu'elle peut trouver c'est un stage ou du bénévolat”

Pourquoi le Canada? “C'est un pays où il est assez facile d'avoir un visa et j'ai plusieurs amis qui sont déjà là bas. En plus il y a de bonnes opportunités de travail, ça me permettra de construire ma carrière et d'avoir plus d'expérience”

L'émigration n'est pas quelque chose qui lui fait peur, car comme de nombreux irlandais, elle y est habituée. “Cela fait trois ans que je travaille et j'ai vu partir beaucoup d'amis. Angleterre, Canada... parfois ils reviennent ici, et parfois non. Récemment un de mes cousins est parti en Australie. Dans un mois, une amie y partira aussi, puis encore une autre, deux semaine plus tard. C'est quelque chose qu'on accepte et qu'on trouve normal désormais. Et encore plus lorsqu'on s'éloigne de Dublin. Mes amis de Kilkenny, ville dont je suis originaire, sont plus enclins à partir du pays que les gens de Dublin. Dans la famille on est habitué à voir partir les gens. Mes deux frères ont émigrés l'un en Australie, l'autre aux Etats-Unis. Ils sont tous deux revenus depuis. ”

Elle sait que, comparée à ces autres jeunes, elles n’a pas besoin de partir mais pourtant elle à dû s’y résoudre."Si j'avais la possibilité de rester je le ferai mais l'Etat coupe les subventions parce que c'est plus facile de trouver de l'argent là que d'aller le demander aux grandes entreprises."

“C’est triste parce qu’on redevient le pays de l'émigration et on ne revient pas dans son pays. J'ai un ami qui a trouvé un boulot au Canada et il y est depuis 5 ans. L'Irlande lui manque mais il ne se voit pas rentrer parce que s'il revient ça va être impossible pour lui de trouver du boulot. Résultat, selon moi, l'émigration ne se fait plus sur le court terme,on ne va plus à l'étranger pour un an ou deux mais pour trouver du travail et s'installer parce que notre pays ne nous le permet pas.”

Carmel part donc au Canada avec un visa de 2 ans mais si tout se passe bien là bas elle prévoit de s'y installer et de demander un visa de résident.

 
 
 

Le cas de Carmel n'est pas isolé. Depuis la violente crise économique qui a frappé le pays en 2008, 300.000 personnes ont quitté le pays, soit environ 1.000 par semaine. Un chiffre encore plus impressionnant si on le ramène à la population totale du pays : 4,5 millions d'habitants. Le solde migratoire du pays (immigration moins émigration) est négatif depuis 2010.

Plusieurs études ont été faites sur le sujet, comme celle de Mary Gilmartin, enseignante en géographie à l’université de Maynooth. Cette irlandaise a également émigré dans les années 1990 avant de revenir en 2003. La spécificité de son étude est qu’elle ne prend pas seulement en compte l’émigration mais aussi l’immigration « L’émigration et l’immigration sont fondamentalement liées et il est toujours très intéressant d’étudier ces deux phénomènes en même temps, car c’est un sujet complexe et plus difficile à analyser qu’on ne le pense. En Irlande, on a tendance à penser que les flux migratoires ne vont que dans un sens. Pendant très longtemps, on ne parlait que d’émigration car l’Irlande est un pays qui a forte culture d’émigration historiquement, puis pendant le Tigre Celtique (entre 1990 et 2007 lorsque la croissance du pays était très forte), les gens se focalisaient seulement sur l’immigration alors que pendant ce temps là des gens quittaient toujours le pays, et le faisait aussi pour des raisons économiques. Depuis la récession, on ne parle plus que d’émigration. »

Cette récession, c’est la crise qu’a connu l’Irlande à la fin des années 2000. Alors que le pays est en bonne santé économique, il est le premier de la zone euro à rentrer en récession en septembre 2008. Deux facteurs vont fragiliser les banques et nécessiter un renflouage de la part de l’Etat: la crise financière mondiale et l’explosion de la bulle immobilière irlandaise. Le pays rentre alors en récession. Au premier trimestre 2009, le niveau du PIB baisse de 6,4% par rapport au premier trimestre de l'année précédente. Le chômage, aux alentours de 3 ou 4% avant 2007, explose pour atteindre les 11% en 2009. Les salaires baissent et les gouvernements successifs forcent le pays à une importante cure d’austérité dont il n’est toujours pas sorti.

Ces problèmes économiques ont une conséquence directe : plus d’émigration et moins d’immigration. Problème majeur : comme en France, il n’y a aucun chiffre officiel sur l’émigration ce qui complique sérieusement le travail des chercheurs. "On a beaucoup de mal à trouver des chiffres. Cependant tous les cinq ans il y a un recensement national qui nous permet d’avoir quelques données intéressantes, mais il s’agit d’estimations et non pas de chiffres concrets."

"Tout d’abord on s’aperçoit que le chiffre donnée dans les médias des 1.000 irlandais qui quittent le pays chaque semaine est faux. La moitié de ces émigrants ne sont pas des irlandais. Cependant la part d’émigrants irlandais a fortement augmenté." En effet en 2007, 28% des émigrants étaient irlandais, En 2012 ils représentent 54% des émigrations, leur nombre passant de 12.000 à 47.000 sur cette période. Ces chiffres donnent aussi des indications sur le profil des migrants. 85% d’entre eux sont âgés entre 15 et 44 ans.

" Mais attention, ce n’est pas seulement à cause de la crise que les gens partent .Une fois de plus, l’émigration est un sujet complexe parce qu’il n’y pas qu’une seule raison pour que les gens partent. C’est le plus souvent une combinaison de plusieurs facteurs. Il y a des jeunes qui ne trouvent pas de travail effectivement, mais il y en a aussi qui cherchent l’aventure et partent pour cette raison. Tous ces départs sont aussi favorisés par le fait qu’il est plus facile d’obtenir des visas, les irlandais peuvent aller au Royaume Uni et s’y installer sans avoir besoin de visa. Le Canada et l’Australie donne aussi de plus en plus de visas pour les irlandais. "

De plus l’Irlande renoue simplement avec une émigration qu’elle ne connaît que trop bien. "C’est une histoire qui se répète, il y a tous les 30 ans, en Irlande, une émigration massive. Dans les années 1920, puis dans les années 1950, puis dans les 1980 et maintenant en 2010. Par exemple la moitié de ma famille du côté de ma mère est parti aux Etats-Unis pendant que les deux tiers de ma famille du côté de mon père ont émigré vers le Royaume-Uni. Et c’est ce qu’on pourrait appeler une situation "commune" ou "standard". Il est très difficile de trouver une famille en Irlande qui n’ait pas été touchée par l’émigration."

 
 
 

Devant cette recrudescence du nombre d'émigrés, des associations se montent en Irlande. Et c'est un peu par hasard qu'est né le mouvement “We are not Leaving” (Nous ne partons pas), il y a un an. Garrett, 26 ans, est un de ses représentants. Lui aussi a émigré et quitté l'Irlande deux ans pour rejoindre l'Angleterre. De retour dans son pays, il a décidé de s'engager dans ce mouvement en Janvier 2014. Il n'était pas là à la naissance de cette campagne mais il assure que cela s'est “imposé naturellement”.

Aujourd'hui la page Facebook du groupe comptabilise plus de 5.000 like. Opposé à ce qu'ils décrivent comme une “émigration forcée », leur champ d'action est multiple. “Le principal problème c'est l'émigration mais il faut s'attaquer aux racines du problème et c'est pourquoi nos thématiques sont diverses: chômage des jeunes, emploi précaire et politique des stages en entreprises. Si le mouvement s'oppose à cette “émigration de masse” il réfute le fait d'être “anti-émigration”. “Nous ne voulons pas juger les gens qui quittent le pays, si vous voulez émigrer et que c'est votre choix, très bien. Le problème c'est qu'aujourd'hui les jeunes quittent le pays en masse parce qu'ils n'ont pas le choix. Le nombre de jeunes qui quittent le pays n'a pas augmenté par magie, il y a une raison à cela.”.

L'organisation s’est fait connaitre en fin d'année 2013, quand certaines de leurs actions remportent un certain succès auprès des médias. “Quand on dit que les Irlandais ne sortent jamais pour manifester, c'est faux. Par contre c'est vrai que nous n'avons pas réussi à mobiliser un grand nombre. Du coup on n'essaye pas de faire des grandes manifestations, constamment à demander aux gens de venir. Ca ne marche pas. Mais on se concentre plus sur des actions avec de la mise en scène pour avoir un impact dans les médias.”

 
 
 

David Monahan, lui, n'a jamais quitté son pays. Cet irlandais originaire de Dublin est photographe. Il est resté dans son pays malgré la crise. “J'ai travaillé dans la photographie pendant pas mal de temps. Avant la crise, je travaillais pour différents clients dans la capitale. Mais en 2008 j'ai perdu quasiment tous mes clients. Ils n’avaient plus de budget. J'ai essayé de trouver autre chose à faire. Je me suis dit qu'il serait intéressant de faire un vrai projet photographique qui me tenait à cœur.” Un jour un membre de sa famille lui annonce qu'il part s'installer en Australie. David décide alors de le prendre en photo pour faire un portrait. De là lui vient son idée “Je me suis dit qu'il serait très intéressant de faire une série de portraits comme celui là.” Fin 2009, il décide de poster une annonce sur son blog : “Recherche personne quittant le pays, voulant être photographiée avant son départ dans un endroit qui lui est cher”. La requête est reprise par d'autres bloggeurs puis par les médias. “C'était assez fou, j'ai pris le premier cliché en Février 2010 et en Septembre, un journaliste du Wall Street Journal vient me rencontrer à Dublin pour faire un article”.

Au final David Monhan photographiera plus de 140 personnes en l'espace de 3 ans. En gardant la même idée : saisir l'instant où ces gens partent et “faire ressentir aux spectateurs le drame qu'il se passe ici”.

De toutes ces photos, il retient la grande variété de profils même si toutes ces personnes ont quelque chose en commun “Si elles avaient la possibilité de rester en Irlande et de vivre une vie stable ici, elles resteraient. Il ne doit y avoir qu'une ou deux exceptions à cela.”

Avec le recul, David Monahan a trouvé un objectif à son travail : que le gouvernement et les médias fasse progresser le débat sur l'émigration en Irlande “On a le sentiment que le gouvernement ne veut pas parler de ce sujet, alors que c'est un problème sérieux. Les politiques aiment parler du chômage qui descend, mais ils ne parlent pas de cette émigration qui est une des raisons de cette baisse du chômage. Mon objectif en tant que photographe et que ce débat soit pris en main par les politiques et qu'il ne le minore pas, car il est bien réel.